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Mieux connaître son père, cet inconnu

La paix avec nos souvenirs – de père en fille…

J’ai suivi le séminaire Devenir parents de nos parents il y a quelque temps déjà avec Lydia Müller et je continue à dialoguer sur l’accompagnement de mes parents vieillissants avec elle.

J’ai constaté que mon père, qui va vers ses 84 ans, devient ces derniers mois de plus en plus aigri et fâché contre tout et tout le monde, en particulier sa femme, ma maman. Ce n’est pas une situation facile à vivre ni pour lui, ni pour son entourage, ni pour moi, d’autant plus que ma maman essaie de me prendre à témoin, voire de me manipuler pour intervenir, plus ou moins, contre mon père pour la défendre. Il semblerait qu’il est dans un stade où il est conscient de ses défaillances et déficiences, notamment physiques et ses trous de mémoires, pour se rebeller contre ce qu’il perçoit comme une injustice. Il se fâche contre celle ou celui qui lui met gentiment ses manques sous le nez, il accuse les autres de faire exprès de le mettre dans certaines situations, et bien sûr, il est aussi fâché contre lui-même de ne plus être ce monsieur respecté, compétent, avec une belle situation sociale et économique.

Voyant cette souffrance, je me suis dit qu’accompagner mon père dans son pays d’origine et d’enfance serait peut-être un bon moyen de lui remémorer les moments qu’il a vécus et de prendre conscience du grand chemin qu’il a parcouru depuis là. C’est ainsi qu’est né le projet d’un voyage en Autriche pour explorer la vie de mon papa. Ce projet a tellement fait envie à mon frère qu’il a décidé de venir avec nous. Ma maman, prétextant une impossibilité de marcher beaucoup, était toute contente d’avoir une semaine toute seule, à son rythme, sans son « tyran chéri » à la maison.

Il paraît que cette démarche s’appelle validation comme m’a appris Lydia. Naomi Feil dit dans son libre : « (Pour les personnes âgées), des devoirs non accomplies durant leur vie ne les laissent pas tranquilles et les poursuivent jusqu’à un grand âge. (…) Ces personnes avec des tâches non accomplies portent de grandes charges émotionnelles. (…) La validation part de l’hypothèse que beaucoup de vielles personnes arrivent dans une phase de réévaluation à la fin de leur vie pour qu’elles puissent mourir en paix. » 1

Nous avons donc planifié un périple d’ouest en est en Autriche, suivant en quelque sorte le déroulement chronologique inverse, d’abord les lieux où mon père était jeune homme pour terminer à Vienne où il a vécu comme enfant.

Voici quelques anecdotes qui m’ont particulièrement touchée. Elles font échos en moi parce que je me reconnais dans ce papa ou parce qu’elles éclaircissent un pan de notre l’histoire familiale.

Oskar était un jeune homme dynamique et pendulaire avant l’heure. Dans le village d’Altmünster am Traunsee, mon père nous a montré avec un grand sourire le pavillon au bord du lac où il jouait du piano pour animer les soirées dansantes pendant le week-end. En semaine, il étudiait à Vienne le cursus d’ingénieur électronique, le jeudi soir il sautait dans le train pour bosser dans un magasin de radio les vendredis et samedis, à 250 km en Haute-Autriche. Le samedi soir animation du bal et dimanche visite chez les parents qui s’étaient installé à Traunkirchen après la fin de la 2ème guerre mondiale. Dimanche soir, roupillon dans le train et retour aux études à Vienne le lundi. En me racontant tout cela, j’ai senti de la fierté et de la joie devant tout ce parcours accompli et à revoir tous ces endroits où il a passé de bon moment. Je retrouve des échos, des ambiances semblables dans ma vie estudiantine à Lausanne, loin de ma Zürich natale.

A Vienne, nous avons visité les différents lieux de domicile de la famille avant et pendant a guerre et ce qui m’a particulièrement touché était le récit devant la maison où mon père a passé son adolescence à la Petzvalgasse. En remontant depuis son gymnase vers cet endroit, papa explique qu’il a dû faire tout ce trajet avec des béquilles après son opération. Faute de pénicilline pendant la guerre (1941), une simple opération de pied plat qui s’est infectée, a fini avec une amputation de la jambe, un drame pour cet adolescent de 13 ans. J’étais touchée de voir ce vieux papa avec sa canne, me parler de ce garçon avec les béquilles. Je  sentais combien ce trajet était pénible pour lui. Seulement plus tard une prothèse a été fabriquée, pour lui permettre de redevenir « normal ». Devant l’immeuble de la Petzvalgasse, mon père raconte qu’il était seul ici avec sa mère parce que son père était au front et sa sœur, de 4 ans plus âgée, avait été recrutée pour travailler pour l’armée. D’ailleurs, il n’y avait que des femmes et des enfants dans cet immeuble, tous les hommes ou jeunes valides ont été mobilisés. Oskar avait dans sa classe un copain, fils de boulanger qui adorait manger. Celui-ci avait reçu un kit de construction électronique, mais ne savait pas très bien qu’en faire. Mon père, jamais à court d’idées, lui propose de troquer des pièces pour construire une radio contre des patates grillées, marché conclu à satisfaction pour les deux. Ainsi mon père construit installe une radio dans l’appartement et une autre dans la cave de l’immeuble qui lui permet d’écouter la radio des alliés. Malgré son jeune âge, il est au courant de l’avancée du front et de la déroute du 3ème Reich. La cave servait de refuge pour tout l’immeuble lors des alertes à la bombe, il y en a même une, tombée sans exploser dans la cour, qui a dû être désamorcée.

J’écoute avec attention ce récit et immédiatement je reconnais dans ses paroles une scène que j’ai vécu en psychanalyse corporelle2 , des frissons me parcourent. Il s’agit d’une situation que j’ai vue, mais dont évidemment je ne peux avoir aucun souvenir puisque cela se passe bien avant ma naissance, c’est ma mémoire corporelle qui parle. Les paroles de mon père sont comme une confirmation des choses vues pendant ce travail de développement personnel. Il raconte que ma grand-mère était mal vue parce qu’elle avait une sorte de poste de milice pour le parti national-socialiste et qu’elle signalait les gens qui n’étaient pas en règle selon leur point de vue. Ma grand-mère était restée convaincue du la solution finale jusqu’à tard et ce n’est que sur insistance de son mari qui lui écrivait du front et grâce à l’écoute de la radio BBC par son fils, qu’ils ont finalement quitté Vienne in extremis avec seulement deux valises, fuyant vers l’ouest devant l’arrivée de l’armée russe.

Ce comportement de ma grand-mère a aussi été éclairci par les commentaires devant la pierre tombale de la famille que nous avons visitée à Brunn-Bad Fischau où est enterrée ma grand-mère. Il semblerait que la famille de ma grand-mère était en fait immigrée de l’est, probablement d’origine juive et récemment convertie au christianisme. Une origine qui a toujours été soigneusement cachée et c’est ainsi que ma grand-mère, déjà âgée et probablement avec un début de démence sénile, a affirmée que mon père travaillait beaucoup en Israël parce qu’en fait sa femme (ma maman) était juive. Et d’ailleurs tous les maux et problèmes avec leurs enfants, dont moi-même, étaient dus à cette origine maternelle juive, complètement fabulée… Intérieurement, je me suis fait le commentaire : en développant de nombreuses amitiés en Israël, c’est peut-être une sorte de démarche comme si mon papa avait voulu payer la dette de sa famille envers les juifs …

Ainsi ce voyage de validation pour mon père est aussi devenu pour mon frère et moi une exploration de l’histoire de nos ancêtres. D’ailleurs, nous avons commencé à élaborer un arbre généalogique qui s’étoffe petit à petit avec des commentaires. J’espère que mon papa a retrouvé de souvenirs heureux grâce à ce voyage et qui lui permettent de regarder en arrière avec plus de joie, et d’envisager la route à venir, même si elle sera probablement trop courte, avec plus de sérénité.

Eveline Waas Bidaux  

1 P.33 Naomi Feil : „Validation in Anwendung und Beispielen, Der Umgang mit verwirrten alten Menschen“, p.33, Reinhardt, 5ème édition, 1993. Lire aussi Naomi Feil « La validation, mode d’emploi », Édition Pradel

2 Une démarche, mise au point par Bernard Montaud, et qui permet de retrouver les moments fondateurs formatant la personnalité d’un être humain. La prise de conscience de ce formatage et les schémas de comportement qui en découlent, permet une certaine libération. Des réactions, nous pouvons enfin passer aux actions (définition personnelle, non officielle).