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Du lâcher prise de la rancune aux petits bonheurs de l’instant

Ce matin, je lis des histoires du livre de l’association Alzheimer « de mémoire en oubli », cadeau reçu d’une élève dont la maman a aussi été affectée par cette maladie. Je suis touchée par ces témoignages et me dis que je dois écrire le mien pour déposer ce qui me terrasse ces derniers jours depuis mon séjour à Zurich. En fait, c’est une simple grippe, diront certains, mais je sens qu’il y a un autre lien…
Vendredi passée, je suis allée à Zurich plus tôt que ma famille genevoise pour aller voir mon père qui souffre d’Alzheimer depuis 5 ans maintenant… Ce voyage est empreint d’émotions parce que nous allons fêter un « petit noël » dans l’appartement de mes parents rénové par les soins de la fille de mon mari et son copain. Ils y habitent depuis 2 mois déjà et je ne l’avais pas encore vu transformé. Donc, un peu remuée par cette perspective, je vais à la maison de retraite spécialisée qui accueille mon père maintenant depuis plus de 1 an et demi depuis le décès de ma mère. Il survit vaillamment …


et nous avions fêté ses 90 ans. Mais ces dernières semaines, il s’affaiblit, il mange moins, il ne peut plus marcher d’une manière autonome, il est en chaise roulante. Selon les dires de mon frère qui a parlé avec le personnel soignant, il pourrait « partir » d’un jour à l’autre. Cela stresse mon frère au vu des vacances de Noël proches où il a prévu de s’absenter avec sa famille… Moi aussi un peu, je me prépare intérieurement d’être en présence de quelqu’un « sur le départ »…
Je parle un moment avec la soignante présente à mon arrivée qui me confirme la situation. Je trouve mon père amaigri, pas très rasé dans la salle à manger de l’étage. En face une petite vieille qui lui parle en espagnol, ni l’un, ni l’autre comprennent grand-chose, mais au moins ils ne sont pas tout seuls. Je me présente et mon papa semble me reconnaître. Je ne sais pas si c’est ma voix, mon visage, mais je sais qu’il me reconnaît comme quelqu’un de familier. Nous partageons les biscuits de Noël avec la petite dame andalouse qui est toute heureuse d’échanger quelques mots avec moi dans sa langue maternelle. Elle n’a jamais appris à parler l’allemand… Nous décidons d’aller un petit moment à la cafétéria pour nous balader. J’apprends à manœuvrer la chaise roulante. Je me rends compte que mon père est encore parfaitement capable de desserrer les freins pour bouger la chaise, c’est très bien, mais il faut que je surveille. On boit un coca avec le nom de Jonas dessus, encore une initiative commerciale de Noël, mais cela me donne l’occasion de donner des nouvelles à mon père de son petit-fils Jonas. Cela semble plutôt insaisissable comme information pour lui. Comment communiquer autrement que par les mots avec quelqu’un qui a Alzheimer ? Spontanément, je me mets à lui masser les mains et le complimente sur la douceur de sa peau. Je sens qu’il aime bien et se laisse faire. Un moment, il me dit : « c’est pas n’importe qui, qui peut toucher ma main comme ça ! », je lui réponds : « moi, je peux, n’est-ce pas, parce que je suis ta fille » ; « oui, toi, tu peux… » Cela me touche d’être reconnue par le toucher, un contact que nous n’avions que très rarement. Il n’y avait pas beaucoup d’affection dans notre relation de père-fille. Je suis heureuse que Alzheimer me permette de découvrir cette dimension inespérée. Nous remontons dans la chambre. Quoi faire avec une personne qui ne peut justement plus rien faire, quoi dire à une personne qui justement ne comprend pas vraiment mes paroles ? Cela me met un peu mal à l’aise, pas vraiment angoissée, mais j’ai appris à me laisser guider par mon intuition et j’écouter mon cœur.

J’allume la radio, musique classique, pas vraiment le truc de mon père, je cherche la station de Jazz. Voilà qui pourrait reconnecter quelque chose… Je trouve et le morceau entraînant nous emporte dans le passé de sa jeunesse. Je rappelle à Günther qu’il jouait au piano, qu’il jouait dans les bars pour gagner des sous durant ses études… Et il se met à tapoter sur la table comme s’il jouait du piano… La mélodie est dansante, je lui reprends les mains et fais semblant de danser, je me lève et swing autour de sa chais roulante. Je sens qu’il essaie de me guider. Un« vrai homme », un chef comme dans le temps, mais cette fois-ci cela me fait plaisir… On se rappelle que maman n’aimait pas danser, mais lui si… Et cela me touche encore parce que c’est quelque chose que nous avons en commun que je découvre. Lui et moi, nous aimons danser…

L’après-midi se termine sur cette note joyeuse, on admire le paysage de montagne au loin de la ville de Zurich avec quelques rayons de soleil dans cette saison d’hiver. Finalement, c’est assez doux d’être sur le départ ainsi, je sens quelque chose d’apaisé. Est-ce moi ou lui… ?

Le soir, je retrouve l’appartement de « mes parents », je devrais dire de ma belle-fille et son copain. Cela va faire bizarre de passer la nuit dans ces lieux de mon adolescence. Je constate qu’une page se tourne vraiment. L’histoire de mes parents est terminée matériellement, elle subsiste encore partiellement dans ma tête et dans mon cœur. J’ai envie de ne garder que les bonnes choses. Je vois avec détachement les mauvais souvenirs, mais ils ne m’affectent beaucoup moins. Je me réjouis des petits bonheurs du moment présent tels que j’ai pu les vivre cet après-midi avec mon papa. C’est un chamboulement ce lâcher-prise d’une certaine rancune, portée pendant quelques décennies, alors cela vaut bien une grippe…

Eveline
Décembre 2018