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Médicaliser la vieillesse : un gaspillage sacré

Un article intéressant du Dr. Bertrand Kiefer qui montre des alternatives passionnantes, paru dans la Revue Médicale Suisse le 10 décembre 2014. Pourquoi ne pas faire autant?

L’inquiétude ne cesse de croître, du moins en Occident, à propos de la vague de personnes âgées qui entame son déferlement. On redoute en particulier ses effets sur les coûts du système de santé. Et on imagine quantité de scénarios pour adapter ce système. Mais sur les fondements de notre manière de voir, sur nos a priori concernant une catégorie comme celle de «personne âgée», il n’existe quasi aucun débat. Pourquoi séparer l’état de vieux du reste de la communauté? Comment fixer la limite? Car enfin, tout le monde, dès la jeunesse, est vieillissant, pris dans un phénomène de transformation par pertes et reconstructions, bouleversement de repères vitaux, adaptation de l’identité à un corps dont les capacités diminuent.  

Notre souci est que «tout se passe bien» pour ceux que l’âge éloigne de la vie commune. Nous ne nous interrogeons pas sur le sens qu’eux-mêmes donnent à ce qu’il leur reste d’existence. Nous estimons juste que, pour la plupart, leur fin se déroule dans des hôpitaux et institutions à qui nous «outsourçons» – pour employer un terme de management – la tâche de les côtoyer. Comme si ceux qui nous ont engendrés et aimés ne faisaient plus partie de notre monde. Ce n’est pas pour rien que les adeptes de l’anti-aging sont toujours plus nombreux et commencent leur lutte de plus en plus tôt. Leur espoir est de retarder – et même d’abolir – l’état que la culture postmoderne tient pour inférieur, dégradant, voire insignifiant.  

Jamais, c’est vrai, la démographie et les mentalités n’ont changé aussi vite. En quelques décennies, la durée de vie de la population s’est considérablement allongée. En même temps, les conjugalités se sont diversifiées et la structure familiale s’est transformée. Les personnes âgées vivent de plus en plus souvent seules ou institutionnalisées. Parce que, dans cette marginalisation, quelque chose nous dérange, voire nous culpabilise, nous souhaitons cependant leur garantir une forme de dignité. Or ici se noue le problème. Si nous les médicalisons jusqu’à les infantiliser, c’est qu’à nos yeux la mdecine représente la véritable hospitalité que nous leur devons. Qu’aurions-nous de mieux à leur offrir? L’activisme médical est devenu l’enveloppe mythologique de l’humain. A travers ses prouesses, la médecine représente une source de sacré, de surgissement de mystère et d’espérance. Avec ses rites et même son gaspillage, elle manifeste le refus moderne des limites. C’est de cela dont nous voulons faire présent aux personnes âgées. Les soins audelà de l’utilité – le gaspillage – sont notre moyen de leur dire que nous les estimons davantage que la rentabilité. Comme nos ancêtres sacrifiaient des offrandes en une démarche sans la moindre utilité, nous gaspillons les soins aux personnes âgées et en fin de vie pour tâcher de leur signifier que, malgré nos négligences, elles n’ont pas de prix.  

Peut-être en même temps, c’est vrai, s’agit-il d’une façon d’exorciser l’angoisse de notre propre finitude qui se réveille à leur contact. Médicaliser la vieillesse, autrement dit, pourrait être une des parades que nous avons trouvées pour éviter de questionner notre propre vieillissement, pour ne pas avoir à redessiner notre société vénérant la performance. Et comme nous détestons nous donner l’impression de baisser les bras, nous couvrons ceux qui vieillissent d’une surabondance de médecine. Ce que nous refusons de comprendre, avec ce gaspillage producteur de sacré (destiné autant aux personnes âgées qu’à nous), c’est qu’il faut d’abord penser à la vie. Qu’il n’y a pas d’âge pour vivre.  

Vivre semble être une obsession contemporaine. Mais non. Notre époque se projette. Elle poursuit un inaccessible futur de solutions technologiques. Et jamais elle n’anticipe ce qui compte vraiment (malgré les certitudes scientifiques, la catastrophe écologique qui s’annonce ne parvient pas à pénétrer dans nos imaginaires). De même, chacun d’entre nous vit son existence comme une fuite en avant, où la mort n’est envisagée que comme un événement théorique, étrange et lointain. Mais arrive un moment où la vieillesse oblige à changer. L’humain âgé n’a d’autre choix que de vivre dans le présent. «Ne plus pouvoir s’échapper à soi-même», voilà sa grande caractéristique rappelle Pascal. Obsédés par la fuite en avant, nous peinons à accepter ce simple désir de vivre. A notre inquiétude de ne pas aller assez vite, de ne pas se montrer assez branché, de ne pas jouer le jeu du toujours plus, leur désir vital répond par une dépossession de soi et un investissement dans l’essentiel. La vieillesse est un moment où, cessant d’être une fuite, vivre devient un progrès.

N’imaginons pas qu’écouter les gens et prendre en compte leurs désirs coûte plus cher que médicaliser chaque problème de leur vie. Au contraire. La plupart du temps, les éléments qui leur importent le plus ne coûtent pas grand chose. Ainsi, un jeune médecin américain, Bill Thomas, a voulu voir ce qu’entraînait la mise au centre de la logique du bien-être des personnes.1 Pour cela, il a eu le courage de transformer un home de personnes dépendantes et handicapées en une sorte de ménagerie, avec des chiens, des chats, des oiseaux – toutes ces bêtes qu’affectionnent les personnes âgées. Il a dû se battre contre les autorités: les animaux peuvent être dangereux, lui expliquait-on, transmettre des maladies. Il a insisté. Et les résidents, même ceux souffrant d’une démence avancée, «ont commencé à se réveiller et venir à la vie» explique-t-il. Ceux qui étaient considérés comme incapables de parler ont articulé des paroles. Ceux qui ne bougeaient plus se sont mis à dire «Je vais prendre le chien pour une promenade». Quant aux perruches, chacune a été adoptée par un résident et a reçu un nom. Le home du Dr Thomas compte dé- sormais une centaine d’oiseaux, quatre chiens, deux chats, une colonie de lapins et des poules pondeuses. On y cultive aussi des légumes. Il a fallu organiser la nourriture des animaux, le nettoyage de leurs excréments, redistribuer les tâches et faire coopérer les résidents. Le Dr Thomas a donc changé les habitudes institutionnelles, bouleversé les routines du personnel, repensé la culture de l’établissement. Mais voici le plus étonnant: même évalué au plan médical, son home-ménagerie se montre efficient. Une étude comparant ses résidents à ceux d’une maison de soins proche a montré que les médicaments y étaient moitié moins utilisés. Plus intéressant encore: le taux de décès était inférieur. Pour quelle raison? «Je crois, explique le Dr Thomas, que la différence du taux de mortalité peut être attribuée à la nécessité fondamentale pour chaque humain d’avoir une raison de vivre».

Tous les pays riches ont choisi d’organiser les institutions pour personnes âgées autour de leur médicalisation plutôt que de la vie heureuse des résidents. Partout, l’obsession est celle de la sécurité: on ne peut pas faire comme cela, à cause du danger (de chute, d’infection, d’égarement, etc.). Plus aucune place n’est laissée à l’imagination des responsables : ils sont enfermés dans les contraintes du remboursement et d’un cadre juridique de plus en plus étroit. Du coup, un peu partout, les homes tendent à devenir des centres de manutention et de maintenance de vieux, des lieux spécialisés dans la conservation et l’attente. Sacrifier le présent pour l’espoir d’un meilleur vécu plus tard a parfois du sens. Mais la vérité de l’âge avancé, c’est de vivre maintenant.

Bertrand Kiefer  

1) Can life in a nursing home be made uplifting and purposeful? www.telegraph.co.uk/culture/books/11139446/Can-life-in-a-nursing-home-be-made-uplifting-and-purposeful.html

Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 10 décembre 2014