Aller au contenu

Parcours d’une jeune femme atteinte d’un cancer incurable

Le voyage de Beyhan

Beyhan Lowman décéda d’un cancer à trente et un ans. Elle avait survécu à son pronostic médical pendant de nombreuses années, grâce à la combinaison de divers facteurs : une forte volonté de vivre le plus intensément possible, de progresser et d’aider les autres, et l’utilisation de l’imagerie mentale, de la visualisation et de la méditation la rendant spirituellement forte pour le combat qu’elle affrontait. Beyhan était une personne intense, à la fois douce et aimante, qui désirait surtout faire de son expérience un outil éducatif à mettre au service des autres. Bien que devenue frêle et faible, à mesure que la tumeur dévorait son corps, la lumière intérieure et l’amour qu’elle prodiguait aux autres grandissaient de plus en plus. Surmontant sans relâche ses peurs, faisant face à la souffrance et à ses doutes sur elle-même, Beyhan s’efforçait de se montrer très honnête avec ses proches. Elle fut d’une grande aide pour de nombreuses personnes, par ses conférences dans divers hôpitaux, des ateliers de rencontres, des groupes de prières et de soutien aux femmes, et aussi dans son travail auprès d’autres cancéreux, ainsi que de leurs familles. Beyhan prodigua des trésors d’amour, de sensibilité et d’empathie et partagea aussi la sagesse qui vivait en elle.

Ce livret est destiné à perpétuer et à communiquer une partie des enseignements que Beyhan nous a donnés. C’est un véritable message, non seulement pour une personne atteinte du cancer, son médecin, son infirmière ou aide sociale, mais aussi pour les parents, enfants, conjoints, amis… et pour nous tous. Car Beyhan nous a gentiment rappelés que nous sommes tous mortels, et que c’est seulement en le reconnaissant que nous pouvons vivre pleinement. Vivre pleinement, c’est s’ouvrir aux autres, les toucher et être touché par eux, c’est connaître le pouvoir de guérison et la paix intérieure de l’amour inconditionnel. C’est grâce à cette vérité que l’esprit de Beyhan continue à rayonner.    

Le voyage de Beyhan

Titre original « A spirit soars », publié en français avec l’aimable permission du Dr. Tom Pinkson
Par Beyhan Lowman  
Traduit de l’américain par Diane De Loës

En janvier 1976, une opération permit de constater que j’étais atteinte d’un leiomyosarcome, un cancer extrêmement rare qui se développe dans le système sanguin. Le cancer était apparu à l’intérieur de la veine cave qui ramène le sang du corps vers le cœur. Le diagnostic s’est révélé fatal dès le début, mais je repoussais l’échéance du pronostic à chaque examen effectué.

A la première opération qui dura onze heures, on retira une tumeur de presque un kilo et demi à la partie médiane de mon corps. De nombreuses métastases furent détectées aux poumons, dans plusieurs nodules lymphatiques, aux os et au foie. Je reçus une radiothérapie pendant cinq semaines mais, vu la résistance de mon cancer, il devint vite évident que ce traitement aurait un effet limité. Actuellement, aucune thérapie ne peut être envisagée. La chimiothérapie par exemple, qui pourrait diminuer la douleur et peut-être même ralentir la progression de la tumeur, me rendrait très malade compte tenu de l’importance de la  médication. Etant donné que je disposais d’un bon état de santé général, je décidai de renoncer à la chimiothérapie.

Au début, je fus réellement impressionnée par la pensée que je ne pourrais sans doute rien faire contre mon cancer ; c’était presque un soulagement de savoir que je n’aurais pas à le combattre. Ensuite, j’ai pensé que je pourrais peut-être produire un miracle. Assez vite, je constatai que l’attente d’un miracle contenait un certain défaitisme. N’étant pas encore prête à abandonner le contrôle sur ma propre vie ou ma propre mort, je supposai tout d’abord qu’il devait exister une quelconque cure qui me sauverait la vie. Et puis, l’attente d’une force imprévisible, supposée me sauver la vie, impliquait que je renonçais déjà à vivre ce qui restait de ma vie, n’attendant plus que la mort – attitude avec laquelle je ne me sentais pas vraiment à l’aise. Plutôt que d’attendre des miracles, je découvris une façon honnête et ouverte de vivre avec mon cancer.

Après mon opération, j’ai passé des moments très intéressants à Fort Worth, Texas avec Carl et Stephanie Simonton à leur « Cancer Counselling and Research Center ». Il est clairement ressorti de mon séjour dans ce centre, qu’il y avait peu d’importance quand j’allais mourir. Au contraire, moi, et tous ceux qui m’entouraient et qui faisaient partie de mon réseau de soutien, devions nous concentrer sur la manière dont je vivais ma vie. C’est à partir de ce jour-là que j’ai commencé à croire fortement que, jusqu’à mon dernier souffle, je serais véritablement vivante.

C’est probablement l’idée la plus importante que je puisse vous transmettre, que vous soyez vous-même atteint d’un cancer, ou que vous fassiez partie d’un groupe de soutien pour quelqu’un qui en est atteint. Une personne atteinte d’une maladie mortelle n’est en aucune façon différente d’une personne qui ne l’est pas. En fait, les personnes cancéreuses ne sont pas plus proches de la fin de vie que les autres. Je ne crois pas en cela, tant sur le plan figuratif que philosophique ; pour moi, c’est un fait. Nous faisons tous partie du même processus : nous sommes tous en train de mourir. Dès le moment de notre création, nous sommes entraînés dans une course irréversible vers la mort. Si vous acceptez cela, vous comprendrez que mourir n’est pas le côté pile de la vie car la mort et la vie font partie d’un même continuum.

J’ai fréquemment entendu l’argument que parce que je suis atteinte d’une maladie fatale, je dois avoir une meilleure idée de quand je vais mourir. Et ceci, naturellement, me rendrait spéciale. Pourtant, dans mon travail avec des malades cancéreux, j’ai rencontré beaucoup de gens qui auraient dû mourir et qui ne sont pas morts, et d’autres qui auraient dû survivre et qui sont morts. Et puis, il y a ceux à qui l’on donnait un mois de vie et qui sont toujours là trois ans plus tard. Il y a aussi le patient à qui on a retiré une tumeur maligne sans présence de métastases, et qui meurt six mois plus tard avec le corps envahi de cellules cancéreuses. Les patients en phase terminale n’ont pas plus de précision sur la date de leur mort ; ils savent simplement qu’ils vont mourir. C’est là qu’est la différence.

La société nous a programmés pour croire qu’une personne atteinte du cancer est mourante. Cette croyance est terriblement difficile à chasser. Cela demande aussi du travail d’explorer les autres possibilités permettant de sortir de cette crise particulière, plus de travail que certains d’entre nous ne sont prêts à faire. Pour le patient, il paraît souvent plus simple de se laisser mourir de façon plus ou moins prévisible et à l’heure. Cela évite bon nombre de complications à toutes les personnes concernées, et permet à l’entourage de traiter le patient de façon attendue, comme une personne mourante. Moi, par exemple, je présente  3 des contradictions en tant que malade du cancer, parce que j’ai l’air en forme et tout à fait vivante, et les gens ont des difficultés à concilier mon image de vitalité avec le savoir que je vais mourir. Imaginez comme ce serait beaucoup plus simple, si leur vision de moi comme femme mourante pouvaient faire le saut à celle d’une femme plutôt vivant une crise. Chacun doit faire face à des crises dans sa vie, et cela nous réunit immédiatement sur une base plus familière. Dès lors, il peut y avoir un lien commun entre nous. Bien que les crises d’une autre personne soient différentes des miennes, elle peut au moins sympathiser avec mes sentiments. Je ne suis plus exclue du monde parce que j’ai une maladie terminale. A travers ce changement de perception, il devient plus facile pour les autres d’échanger avec moi ; nous sommes à égalité.

L’extraordinaire isolement, ressenti par un cancéreux considéré comme « mourant », peut être dévastateur. Traiter une personne de « mourante » la met de côté et crée inévitablement une barrière à une communication ouverte. J’ai été confrontée à ce sentiment d’isolement pendant mon premier séjour à l’hôpital. L’impact de savoir que j’étais atteinte d’une maladie terminale me procura automatiquement un sentiment de solitude. Lorsque je commençai à remarquer la manière dont quelques unes des personnes bien intentionnées autour de moi me considéraient – comme une patiente en fin de vie – le sentiment de solitude augmenta. Je me souviens d’une merveilleuse infirmière qui entra un matin dans ma chambre et qui ouvrit les rideaux pour permettre aux rayons du soleil de pénétrer. Quand elle me demanda joyeusement comment je me sentais, je répondis honnêtement. Je lui déclarai que je me sentais mal et que j’avais passé une horrible nuit. J’étais déboussolée et inquiète. Elle me répondit en accord avec son attitude gaie que j’étais forte et qu’elle était sûre que tout irait pour le mieux.

Une caractéristique commune à tous les patients cancéreux est que nous avons des difficultés à dire une chose qui rendrait l’autre mal à l’aise. En fait, je pense que l’incapacité à gérer ces émotions « négatives » est en relation avec l’assaut de la maladie. Avant mon cancer, je savais être accommodante et répondre « très bien » à toutes les questions concernant ma santé, qu’elle soit bonne ou non. De nature enjouée, j’étais habile pour calmer les anxiétés des autres, alors que je réprimais les miennes. Aussi était-il naturel qu’une fois le cancer déclaré, j’emploie cette façon de fonctionner pour devenir une patiente modèle. Il semble également qu’il y ait beaucoup de « personnes modèles » parmi mes compagnons cancéreux. Cependant, ce matin-là à l’hôpital, j’ai osé admettre que je n’allais pas bien. En fait, j’étais tout simplement misérable. La joyeuse réponse que je reçus était en fait un déni. Ce que l’infirmière m’a dit était exactement ce que j’aurais dit à un autre patient dans la même situation, sans même m’en rendre compte. Superficiellement, sa réponse paraissait positive ; cependant, il est simplement impossible de faire disparaître la damnation et la douleur d’un cancer terminal en prétendant qu’elles n’existent pas.

Après avoir géré ma propre crise avec le cancer pendant une longue période, il m’est apparu évident qu’essayer d’être léger et optimiste avec les gens qui luttent contre le cancer, leur enlève l’opportunité de comprendre ou d’accepter ce qui leur arrive. Je savais comment être forte et endurer la souffrance « correctement » ; ce n’était donc pas le genre d’aide dont j’avais besoin. Une simple reconnaissance de l’état dans lequel je me trouvais ce matin-là aurait été bien reçue par moi. Elle m’aurait donnée la liberté de continuer et d’explorer. Naturellement, depuis lors, j’ai découvert que la vraie permission doit venir de mon for intérieur. J’aurais pu pousser plus loin et demander à parler de mes peurs avec un autre professionnel ; je ne l’ai pas fait. Aujourd’hui, j’aurais le courage de le faire.  

Bien que chacun autour de moi se donnait de la peine pour paraître léger et optimiste, le résultat fut pour moi tout à fait contraire. La vie n’est pas faite que de bonté et de lumière. Je savais que les gens peuvent être désagréables, aigris et tristes. Soudain, étant confrontée à une situation dans laquelle chacun se comportait avec moi de manière uniquement positive, me fit réaliser à quel point je ne faisais plus partie de ce monde. Dans cet état d’isolement, je sentis que je ne faisais plus partie de la vie. Par manque de choix, je commençais à croire que je faisais partie du monde des morts.

J’étais consciente que, par moments, les gens étaient agacés par moi, même si ce n’était qu’un peu. Les médecins et les infirmières qui s’occupaient de moi ne pouvaient pas toujours avoir une bonne journée. Ils devaient être fatigués de me retourner dans le lit ou de m’entendre me plaindre. Mais, je ne l’ai jamais vu. La technicienne du laboratoire, lors des prélèvements sanguins, devait être frustrée, car mes veines étaient très difficiles à trouver. Mais elle souriait toujours en serrant les dents. Souvent, j’ai entendu le corps médical qui parlait derrière ma porte d’un ton agité. Puis ensuite, il apparaissait dans ma chambre comme l’aurait fait un groupe d’acteurs se rendant sur scène avec des rôles bien rodés. Ce changement d’attitude était suffisant pour que je me sente différente, et je commençai à me demander s’il serait possible un jour de regagner leur monde.

La même chose était vraie pour ma famille et mes amis. Tout le monde essayait de m’aider en me disant combien j’étais fabuleuse et courageuse. Même mon compagnon me traitait différemment. Je savais qu’il avait ressenti une certaine injustice du fait d’être lié à une femme mourante – une situation qu’il n’avait jamais imaginée. Cependant, il ne me l’exprima jamais. Evidemment que ses intentions étaient de me protéger, mais j’aurais eu beaucoup à lui dire. Au lieu d’explorer ses émotions, ce qui m’aurait intégrée dans le processus de la vie, je me suis laissé exclure par son silence. A nouveau, le sentiment de rejet augmenta.

Cette absence d’échanges honnêtes avec d’autres personnes élimine également l’opportunité de régler d’anciens malentendus, rancœurs ou colères du passé. Je n’attendais certes pas que les gens m’attaquent gratuitement, mais j’aurais apprécié le commentaire d’une infirmière sur la longueur de sa journée, ou chéri une remarque qu’un ami m’aurait faite sur sa fatigue. Y en aurait-il au moins un autour de moi qui se sente dans l’inconfort d’avoir à s’occuper d’une patiente cancéreuse en phase terminale, non ? En me cachant leurs sentiments, je sentais que j’étais différente des autres personnes. Je mourais.

Paradoxalement, à ce stade, c’était fascinant d’entendre d’autres personnes affirmer avec une totale certitude que j’allais survivre. Personne ne semblait autant préoccupé ou effrayé que moi. En tant que personne atteinte d’un cancer, je n’étais pas du tout sûre de pouvoir faire ce qu’il fallait pour survivre.

J’en suis arrivée aujourd’hui à la croyance, quelque soit la crise, et même avec un cancer terminal, qu’il n’y a pas de stade où l’on doive cesser de traiter la personne comme étant en crise pour la considérer comme mourante. En fait, cette crise persiste, quelle que soit la forme qu’elle prend, jusqu’au moment où on meurt officiellement. Cependant, il n’est jamais trop tard pour apporter des changements dans sa manière de vivre.

De plus, il n’y a aucun moyen de prévoir à quel moment le passage de l’état de « crise » à l’état de « mourant » se fera. Seul le patient peut prendre cette décision, et il trouvera généralement le moyen de nous le faire savoir. Une femme unique m’enseigna cette leçon. On me raconta qu’elle n’avait que quelques jours à vivre, et sa famille était désespérée. Je fus surprise que sa famille veuille que je la voie, car elle était apparemment très proche de la  5 mort, et je n’étais nullement une faiseuse de miracles. En entrant dans sa chambre, je fus déconcertée ; la mort était partout. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais lui dire. Je pensais la rassurer, mais je ne trouvais pas les mots. Je suis restée à côté de son lit un instant et j’imaginais que je poussais mes talons dans le sable d’une plage ensoleillée pour me sentir solide et enracinée. En m’approchant d’elle, je sus que je devais faire confiance à mes intuitions. Je savais que toutes les personnes autour d’elle se sentaient mal à l’aise avec le fait qu’elle allait mourir, et il me vint l’idée de lui donner l’opportunité de parler de ce qui lui arrivait. Je dis : « Savez-vous que la mort se ressent partout dans cette chambre ? Mon sentiment est que vous allez mourir d’un moment à l’autre. » Evidemment, si je m’étais donnée le temps de réfléchir à ce que j’allais dire, je n’aurais jamais dit cela, mais elle reçut ma question comme une révélation.

On m’avait dit qu’elle ne pouvait parler que cinq à dix minutes. Je m’assis à côté d’elle et lui tint la main quand elle se mit à parler. Elle exprima immédiatement ses craintes face à la mort, et insista pour dire que la seule raison pour laquelle elle désirait mourir était d’échapper à son insupportable douleur. Pendant qu’elle parlait, un torrent de prises de conscience lui vint. Elle sentait qu’elle n’avait pas encore décidé de mourir, mais qu’elle permettait à son corps de lui échapper à cause de cette immense douleur. Elle parlait longtemps, tout en laissant sortir ses émotions dans une incroyable explosion d’énergie. Pendant deux heures, cette femme parvint à accepter sa maladie et à confronter ses émotions face à la mort.

Quand je la quittai, je réalisai qu’au lieu de démarrer la conversation en me basant sur la supposition qu’elle allait mourir, j’avais commencé par une question. Et peut-être qu’en l‘absence de l’idée qu’elle allait mourir, laissant la question plutôt ouverte, elle s’était sentie à l’aise pour s’occuper de manière vraiment utile pour elle des aspects de sa vie qui n’étaient pas réglés. Toujours est-il que je pensais qu’elle allait mourir vue sa condition physique. Son mari m’appela le lendemain et me demanda si je pouvais revenir la voir. Je promis de revenir dans les deux jours qui suivirent, mais j’étais certaine qu’elle ne serait plus là. Lorsque je revins, elle allait mieux et il était évident que la mort n’était pas pour bientôt. Deux semaines plus tard, elle rentra chez elle. Cette expérience changea mes idées sur la mort. J’appris à ne jamais présumer de la mort de quelqu’un, quel que soit son état physique. Le patient est en crise et il n’est jamais trop tard pour transformer cette crise selon la voie souhaitée par celui-ci. C’est une attitude très difficile à accepter. Je sais à quel point il m’est difficile de ne pas languir sur l’inévitable résultat de mon cancer. Ma solution est de travailler avec diverses possibilités et de voir que la mort n’est pas nécessairement une perspective négative. Elisabeth Kübler-Ross pensait qu’il est d’une grande aide pour une personne mourante de travailler sur toutes les affaires non résolues dans sa vie. Pour moi, ce concept peut être modifié dans le sens que résoudre leurs affaires fait partie du processus de vivre. Je n’ai pas la moindre idée de l’aboutissement de ce processus. Ma perspective repose sur le fait que je ne sais pas si le patient mourra dans une semaine ou dans dix ans. Je sais, par expérience personnelle, qu’un malade perçoit cette attitude. Après avoir rencontré la femme mentionnée ci-dessus, je suis entrée dans une période de crise intense physiquement importante dans le développement de mon cancer. Ma douleur était très forte et le sentiment général de mon entourage, ainsi que du corps médical, était que j’allais bientôt mourir. Ce fut surprenant pour moi de découvrir que je savais intuitivement quelles étaient les personnes qui sentaient que j’allais mourir, et qui me traitaient en conséquence, et celles qui sentaient que je passais par une crise qui aurait peut-être la mort comme résultat. Celles qui étaient ouvertes à d’autres possibilités ont permis une atmosphère dans laquelle je pus examiner ce qui m’arrivait. A chaque fois durant ma maladie, lorsque j’étais dans un nuage de douleur, cette attitude ouverte venant des autres a influencé le travail que j’étais prête à faire avec la douleur.

En créant pour moi-même un réseau de soutien qui mettait l’accent sur la vie et non sur la mort, la franchise me semblait être un dénominateur commun crucial. Etant au centre, je devais être plus honnête que je ne l’avais jamais été auparavant. Pour la première fois je faisais directement appel aux gens lorsque j’en avais besoin. Avant, je demandais toujours de l’aide d’une façon manipulatrice en étant gentille et conciliante pour que les autres se sentent obligés d’une façon ou d’une autre. Quelle approche différente que de dire : « J’ai des problèmes. J’ai besoin de votre aide. » Dans mon nouveau respect pour moi-même, j’ai également compris que j’avais besoin de plusieurs personnes vers qui me tourner. Je devais créer un réseau varié d’aide. Il y avait les amis, un groupe de femmes, un thérapeute, la famille, un club fitness. En apprenant à me respecter, j’ai aussi appris à respecter les autres. Si je demandais de l’aide à quelqu’un et que cette personne n’était pas disponible, au lieu de me sentir rejetée, je devais m’assurer que je trouverais de l’aide ailleurs. En me tournant vers un éventail de possibilités, aucune personne en particulier n’avait à porter tout le poids de mon bien-être.

Aussi bien en tant que patiente cancéreuse qu’en tant que participante à un réseau de soutient pour d’autres patients, j’ai appris que l’un des plus importants aspects de cette honnêteté consiste en une volonté d’écoute. Lorsque je souffre, je sais que c’est très difficile pour une autre personne de m’écouter parler de ma douleur, parce que cela fait surgir en elle toutes ses propres anxiétés et peurs. Mais, dans une crise aussi sérieuse qu’une maladie terminale, il y a beaucoup d’émotions qui devraient être reconnues. Quand j’entends ces émotions, exprimées par une autre personne atteinte du cancer, tout ce que je peux faire pour l’aider est de prendre conscience de la vérité que j’ai entendue. Vous ne pouvez pas être en désaccord avec des sentiments. Souvent, les mots utilisés sont une sorte de camouflage pour les émotions qui viennent avec, et c’est à la personne qui écoute de suivre son intuition et d’entendre ce qui se dit vraiment. Cela peut rendre un grand service au patient : ça lui permet de se soulager du fardeau du stress émotionnel.

Cela semble tellement plus naturel d’être en compagnie d’une personne avec laquelle on peut être franc. Toutefois, il y a une différence entre être honnête et être insensible.

Il existe des façons douces de formuler les vérités, même les plus brutales. En affirmant au patient qui souffre qu’il est normal d’exprimer son ressentiment, vous ouvrez peut-être une porte qui lui permet de changer le cours de sa maladie ou, du moins, d’améliorer la qualité de son existence actuelle. Vous créez également une relation qui l’inclut immédiatement dans le monde des vivants.

Fréquemment, avec un diagnostic terminal, nous nous retrouvons acteurs dans un scénario insensé. Lorsque le désespoir me suffoque, je me sens comme dans une boîte fermée par un couvercle. Une fois à l’intérieur, il me semble qu’il n’y a rien que je puisse faire pour soulever le couvercle. Je ne peux voir aucune façon de sortir de cette boîte. Aussitôt que ceci se produit, ma maladie empire. Chaque fois, c’est pareil. Cette analogie est aussi applicable à d’autres patients avec lesquels j’ai travaillés. Toutes les fois que l’un d’entre nous tombe dans la boîte, il a immédiatement des problèmes avec son cancer – l’effet psychosomatique est instantané. Cependant, si quelqu’un parvient à m’atteindre, tout au fond de ma boîte, en prononçant l’inattendu ou en m’écoutant d’une manière qui me surprend, cela peut être suffisant pour me secouer et m’aider à trouver une façon de soulever le couvercle. Si les gens autour de moi réagissent à partir de leur profondeur et non avec ce que leur intellect leur dicte, cela aide toujours. Me maintenir hors de la boîte est le motif principal pour lequel j’ai créé mon système de soutien. Maintenant que j’ai le cancer, cette boîte a le mot « mourant » timbré partout sur elle.

Il y a aussi d’autres manières de faire que je m’applique à moi-même. Chaque jour, quand je me réveille, j’essaie de prendre une décision consciente pour savoir si je penche plutôt du côté de la vie ou plutôt du côté de la mort. Je pense que tout le monde fait cela sans peut- être le réaliser. Lorsque vous avez eu une mauvaise journée au cours de laquelle tout va de travers, la vie semble être une corvée. C’est le type de journée où vous penchez plutôt du côté de la mort. De l’autre côté, il y a la journée où vous vous sentez léger et à l’aise – tout baigne. Je fais également l’expérience de ces jours-là. Mais il y a aussi un autre genre de jour qui ne se définit pas si facilement. Ces jours-là, la confusion règne quant à la direction à prendre. Je ressens une douleur. Cela signifie qu’il existe une certaine ambivalence dans ce que je fais ou pense. C’est l’indication claire que je devrais peut-être m’asseoir et réfléchir au sujet du programme destiné à me guérir ou me questionner de près sur mes intentions. Existe-t-il une partie de moi qui pencherait vers la mort que j’ignorerais, ou que je n’aurais pas envie d’examiner ?

Ambivalence et peur ont toujours été les sources de ma souffrance, et les conflits entre mes raisons de vivre et de mourir en sont l’origine. Lorsque je suis fatiguée et que je m’apitoie sur moi-même, je commence à penser que je dois faire cela toute seule. Ce type de pensée m’éprouve et me fatigue encore plus. Le périple du retour vers la santé commence à me paraître très long ; si je m’apitoie sur moi-même, je me demande si je serai capable de l’achever. Une fois que cette ambivalence entre vivre et mourir s’installe, elle ouvre le chemin à la peur. La combinaison de tout cela est mortelle et le résultat immédiat : douleur. Je peux rentrer dans un état de douleur en l’espace d’une heure. La douleur est toujours là, juste sous la surface, et j’ai le pouvoir de la faire éclater à volonté. La vérité concernant ma maladie est que je devrais souffrir constamment et terriblement, car le cancer est présent dans mes os. Mais je sais que la douleur dépend entièrement de moi. C’est comme si j’en avais le contrôle avec des boutons qui peuvent l’allumer ou l’éteindre.

Cependant, quand la douleur se manifeste, elle m’aide d’avantage si elle est perçue par les autres comme une crise. Après mon plus récent accès qui fut extrêmement douloureux, j’ai compris que la pitié des autres était superflue. Pendant cette crise, je reçus de la morphine toutes les quatre heures, et cela n’eut aucun effet. J’ai découvert que la meilleure façon de m’aider était de concentrer mon attention sur un objet, une image ou n’importe quoi d’autre. J’ai découvert que j’utilisais la douleur comme un bouclier qui voilait ma perception, troublant ainsi ma vue. Si je peux voir suffisamment au-delà de la douleur pour me concentrer sur quelque chose d’autre, je saisis mieux quels sont mes besoins et si, oui ou non, je penche vers la vie. Je ne peux qu’insister sur l’importance pour un cancéreux de connaître ses propres intentions pendant une crise, parce-que cela affectera nécessairement le résultat.

Il est intéressant de constater que toute douleur a tout à coup cessé chez la majorité des patients avec lesquels j’ai travaillé et qui éprouvaient d’horribles douleurs jusqu’à un certain point avant de mourir. J’ai vu cela se produire entre un mois à une ou deux minutes avant que la personne ne meure. Lorsque la douleur disparaît, le calme et la paix prennent sa  8 place. Cela renforce à nouveau ma croyance que la douleur est associée à l’ambivalence. Quand la douleur a disparu, il n’y a plus de sentiments mitigés quant à l’expérience de la mort. D’une façon ou d’une autre, la mort devient acceptable et n’est plus source de conflits émotionnels. A mon sens, à un moment donné, une volonté de flotter vers la mort apparaît et, avec elle, une clarté qui n’était jamais là auparavant.

Dans le cas d’une mort très déplaisante, lorsque j’en ai été témoin, la personne submergée par la peur ne connaît pas un seul instant de paix. La douleur étant encore très présente, je me demande si elle aurait pu être évitée en offrant à la personne l’opportunité de regarder la mort en face d’une façon ouverte.

Quand le diagnostic terminal a été posé, j’ai passé quelques temps en imaginant ce que serait la mort. Je me suis aussi imaginée sur mon lit de mort. Les scènes étaient fascinantes. J’ai imaginé qui serait présent et ce qu’il se dirait. Ces fantaisies devinrent des exercices importants s’agissant non seulement de la mort, mais aussi de la vie. Elles me procurèrent beaucoup d’informations sur les images que j’ai de moi-même et des autres. Je devais réfléchir, tant que j’étais en vie, sur le sens à donner à vivre sous l’emprise de ces images.

Ayant appris d’avantage sur ce genre d’imagerie, je commençai à l’employer chaque jour comme un moyen de visualiser des alternatives. Pris comme outil pour gérer mon cancer, il me permit de rester attentive à toute ambivalence concernant le chemin dans lequel je m’engageais, et de nettoyer des aspects inachevées de mon passé. Il y avait encore une personne avec laquelle je me sentais toujours agressée. On me suggéra de trouver un endroit confortable et calme et d’imaginer des événements très agréables pour cette personne. Ma première réaction fut qu’une telle méthode esquiverait les vrais problèmes, mais je l’appliquai tout de même. Lorsque je commençai à imaginer ce qui serait agréable pour elle, je réalisai que, quel que soit le scénario visualisé, il lui serait désagréable à cause de sa nature. Je le considérais encore de mon propre point de vue. Pour imaginer ce qu’elle désirerait vraiment, je devais sortir de moi-même et me mettre à sa place. Qu’est-ce qui rendrait cette personne vraiment heureuse ? Après avoir fait cela, je compris cette personne comme je ne l’avais jamais comprise auparavant. Le résultat fut que la relation se modifia et que les antagonismes et jugements qui en faisaient partie furent réglés. Je pouvais la voir plus clairement, et avoir aussi de l’empathie pour elle. La visualisation créa les conditions pour que cela se produise.

Après avoir compris qu’il était important pour moi de me maintenir hors de ma boîte de mourante, j’ai commencé à employer la visualisation trois fois par jour pour rester en contact avec le genre de vécu que je créais. Cela me permit aussi de planifier de façon structurée en vue d’améliorer mon état. Il n’y avait plus d’appels à l’aide aléatoires. Il s’agissait d’un processus que j’utilisais pour moi-même et qui donna de bons résultats. Le seul traitement physique que je pouvais recevoir à ce stade était l’acupuncture qui fonctionnait comme catalyseur pour les images mentales que je commençai à développer pour combattre mon cancer. Dans mon esprit, je vis des milliers d’astronautes tirant sur mon cancer avec des fusils à laser. Celui-ci avait la forme d’une substance fine comme une feuille de papier qui s’accumulait sur mon foie. Lorsque les astronautes tiraient dessus avec leurs fusils à laser, le cancer était rapidement détruit. Cette image devint par moment si intense, que l’éclair du laser projetait ma tête en arrière. A la fin, tout ce qui restait étaient les cendres de mon cancer, jonchant le sol. Finalement, j’imaginai une coulée d’eau fraîche se répandant sur les cendres, les emportant au loin.  

Une autre image que j’utilisais servait à résoudre les problèmes de tous les jours. Je m’imaginais dans une maison qui était complètement à ma disposition et où je pouvais appeler des personnages pour qu’elles me rendent visite. Ces gens représentaient, en réalité, d’autres aspects de moi-même. C’était une façon efficace de rester en contact avec mes sentiments – chose toujours difficile pour moi. Il était fascinant d’observer les formes prises par les images : un ange gardien dont j’avais désespérément besoin ; un médecin qui savait tout ce que l’on pouvait savoir sur mon corps ; un chat noir qui représentait mon côté sexuel. Lorsqu’à la fin de la journée je dois décortiquer ce qui m’est arrivé, je vais dans le salon de ma maison imaginaire et pose cette question : « Y a-t-il quelqu’un qui aurait encore à discuter sur les événements d’aujourd’hui ? » Généralement, le problème résiduel surgit et nous parlons. Cet exercice m’a montré comment vivre aujourd’hui, et c’est ainsi que j’ai arrêté de porter toutes les choses non résolues sans même savoir de ce dont il s’agit.

Pour moi, l’emploi de l’imagerie est intimement lié au rôle dans lequel je me vois en tant que femme malade en phase terminale. Si je suis prête à être responsable pour le parcours que mon cancer va prendre, ce genre d’imagerie s’allie très bien à mon traitement médical. Cependant, il me fallait dépasser la connotation de blâme que le terme de « responsabilité » généralement évoque. Si, par contre, j’envisage la « responsabilité » comme une capacité à répondre à n’importe quelle opportunité pour aller mieux, il devient possible de travailler en harmonie avec les remèdes et les traitements au lieu de les contrer. Et je crois fermement que l’attitude que la personne a au moment de recevoir son traitement y est pour beaucoup dans le pouvoir curatif des médicaments. Par exemple, si un patient cancéreux peut accepter sa chimiothérapie comme un flux de soleil le baignant dans un éclat de santé, à l’opposé d’une substance toxique qui le rendra malade, il semble naturel que son corps réponde mieux au potentiel de guérison de la chimiothérapie. Cependant, la responsabilité d’une telle attitude dépend du patient, bien qu’elle doive être suggérée et encouragée par d’autres dans son réseau de soutien. Je peux garantir qu’il n’existe aucun médicament dans ce monde qui me sauvera si je n’ai pas envie de vivre.

Pendant la longue période d’examens et de douleur qui revenait sans cesse avant mon diagnostic, plus d’un médecin m’a déclaré que mon problème provenait des « nerfs ». Il n’y avait aucune preuve d’une origine pathologique à mon mal être jusqu’à ce que l’intervention chirurgicale ne fut achevée. Le sujet des « nerfs » fut immédiatement abandonné. Le raisonnement que mon état mental puisse affecter ma santé, devenait sans importance. Cependant, ces premières références subtiles à mes nerfs subsistèrent dans mon esprit et, finalement, me conduisirent à la constatation que je tenais, en effet, le rôle principal dans ma vie. Cela comprend, en concertation avec l’ensemble des médecins, ma participation active dans la compréhension du développement physique de ma maladie. Je suis sûre que je rends mes médecins fous en insistant à être entièrement informée, mais, outre les faits concernant la maladie, il était important pour moi de maintenir la position qu’aucun médecin n’a le contrôle omnipotent sur mon corps.

Dans notre société, défendre l’idée que la maladie est de notre responsabilité, n’est pas une vue orthodoxe. Pourtant, le fait de savoir ce qui se passe avec mon cancer est encore un moyen pour moi de rester engagée – et non isolée – dans la vie. Il est important de participer activement à toute décision médicale. Après tout, elle va affecter notre corps. Même un enfant atteint d’une maladie terminale peut être partie prenante dans son processus de guérison, d’autant plus s’il craint le traitement proposé en le considérant comme un poison qui le rendra malade, plutôt qu’une substance merveilleuse qui lui donnera la chance de  10 guérir. Tout dépend de la manière dont le traitement est présenté, et si l’enfant comprend qu’il peut jouer un rôle dans sa maladie. Un petit enfant a le même besoin essentiel de contrôler sa vie et de rester en lien avec les vivants. Si nous mettons tous nos espoirs de guérison dans les mains du médecin ou du médicament, nous nous dépouillons alors de tout pouvoir personnel individuel.

Cette tendance à présumer que quelqu’un d’autre détient les réponses est très répandue chez les patients cancéreux. Pour être vraiment d’un soutien dans une crise comme le cancer, on doit montrer au patient qu’il existe des moyens de surmonter sa maladie et qu’il peut véritablement trouver les réponses en lui-même. Si un patient me demande quels sont ses chances selon moi, je lui retourne toujours la question car je pense que le patient connaît la réponse. Même s’il répond de façon négative, ses sentiments peuvent au moins être calmement reconnus. En fait, vous ne devriez redouter aucune question posée par une personne atteinte de cancer. Tout ce que vous avez à faire est de lui laisser l’opportunité de considérer sa situation sous tous ses aspects et de continuer à examiner les alternatives.

Donner la chance à un patient en phase terminale de se sentir dans le contrôle de sa vie plutôt que condamné à la peine de mort qui approche, est un cadeau merveilleux. C’est aussi la seule source de véritable espoir pour continuer à vivre. Une partie du processus de vie consiste en une constante réévaluation de votre objectif, et c’est pourquoi il est si important de considérer cette responsabilité sous une lumière différente. Plus le patient est entouré de personnes qui partagent cette perspective, plus il lui devient facile de poursuivre sa vie.

Ça m’effraye aujourd’hui de me rappeler que, jadis, je croyais que quoi qu’il m’arriverait, je trouverais toujours quelqu’un pour régler le problème. Même si j’avais maltraité mon corps et ma psyché, je pourrais consulter un médecin, m’allonger, et il aurait la magie de pouvoir me guérir. Puis, j’ai découvert que je renforçais mes sentiments d’impuissance en considérant les médecins comme des autorités. Laisser ces autorités me diriger plutôt que de pouvoir collaborer avec eux, n’était pas le soutien dont j’avais besoin. Me persuader que tout allait s’arranger, quand je savais qu’il n’en était rien, n’était pas positif.

Dans nos relations avec les autres, nous avons tendance à nous considérer soit comme un enseignant soit comme un étudiant. Etre toujours l’un ou l’autre peut amoindrir notre énergie et limiter nos horizons. Si nous pouvons nous considérer dans un double rôle, offrir et recevoir, je pense que nous pouvons transformer nos relations avec notre prochain en un processus qui nous sera perpétuellement nourrissant.

Ceux qui se sont vus uniquement dans le rôle de l’enseignant se sont automatiquement exclus de mon expérience extraordinaire. Mon cancer est devenu un voyage que je peux partager avec d’autres. Il est devenu un véhicule d’éducation personnelle, ainsi que pour mes proches, en ce qui concerne l’essence de la vie et la nature de la mort. Je ne suis pas une personne faible ou amoindrie parce que la mort est devenue partie intégrante de ma vie. Je suis comme tout le monde : j’ai besoin de compréhension et d’amour tout au long de mon voyage et je désire vivement les offrir à quiconque m’accompagnera, même pour une partie du chemin.