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L’accompagnement d’une petite fille malade

Voyageur immobile

voyageurimmobile1Je veux écrire quelque chose… une trace de ton passage.
Quand je t’ai rencontrée, tu venais d’avoir 9 ans.
Cela faisait déjà trois ans que tu étais malade, ou que tu avais été malade. Que la maladie s’était déclarée.
Une maladie bizarre, une maladie inconnue. Les médecins la disent « orpheline ».
Est-ce si terrible une maladie ayant perdu ses parents ?
En tout cas, elle t’avait volé tes muscles et avec eux ton insouciance d’enfant qui saute dans les flaques d’eau les jours de pluie.
Mais peut-être que tu n’as jamais aimé les flaques… même avant?
Peut-être que tu n’as jamais été insouciante ?
As-tu été un jour une enfant ?Je ne sais.
C’est une petite Dame que j’ai rencontrée. Une petite Dame immobile et muette.
Une jeune fille de 9 ans et de14kg, le poids d’un enfant de 3 ans.
C’est quoi la vie ?
La vie, c’est le bruit, le mouvement, les rires, les bousculades, les pleurs et les joies, l’agitation.
Toi immobile, tu étais pourtant si intensément vivante. Le moindre de tes sourires esquissés remplissait le monde et transportait…
Où ?
Nulle part.
Tu avais inventé le voyage immobile. Dans les profondeurs de soi.
C’est tellement incroyable, tellement étonnant. Je veux essayer d’écrire cette rencontre. Entre le regard du dehors et le regard du dedans.
On a à y gagner, nous, les « normaux », les « biens portants », les agités sur deux jambes qui ne sautons pas dans les flaques d’eau assez souvent.
Aide-moi.
Notre rencontre a été fulgurante.
Tu étais dans les bras de ta mère. Petit pantin de bois désarticulé avec un visage de porcelaine.
J’étais allée jouer de la flûte dans l’école du village où ta petite soeur allait. C’est elle qui m’avait demandé de venir jouer pour toi. Toi qui n’allais plus à l’école. Je ne savais trop comment commencer. Impressionnée sans doute, mais pas effrayée.
Aux enfants de l’école, je leur avais joué les chansons qu’ils y avaient apprises. Je ne voulais pas accentuer encore le contraste.

voyageurimmobile2J’ai laissé ma tête à ses questions et mes doigts ont commencé à jouer :
« Au clair de la lune
Mon ami Pierrot
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot
Ma chandelle est morte
Je n’ai plus de feu
Ouvre-moi ta porte
Pour l’amour de Dieu. »

Enfin, sans les mots bien sûr, puisque c’était ma flûte qui jouait…
Et au fur et à mesure que les notes s’égrenaient dans l’air, deux grosses larmes sont sorties de tes yeux et ont roulées sur tes joues.
Deux larmes silencieuses, vite accompagnées par les miennes et celles de ta maman.
Emotion pure. Joie et tristesse mélangée.
Intensité.
Si on m’avait dit que de jouer au clair de la lune pouvait transporter les montagnes, moi qui avait passé des années à travailler un instrument de musique pour pouvoir jouer des choses acrobatiques et compliquées…
Première leçon ? Qu’est-ce que la musique ??
Un son qui transporte… même un seul, ténu.
Un son offert.
Pas un son résultant de l’activité de la vie. Un son créé pour le plaisir du son.

Je suis revenue bien sûr.
Je ne pouvais déjà plus me passer de toi, de ta présence.
J’avais cherché l’intensité de la vie partout. J’avais compris que tu avais trouvé le secret. Il suffisait d’être près de toi et le secret était là. Tu avais arrêté le temps en même temps que tes
mouvements. On pouvait goûter l’éternité à tes côtés.
J’arrivais le matin en courant, la tête pleine de préoccupations de gens sérieux :
les soucis, les horaires, les rendez-vous, les papiers, les réunions, l’argent…
Ton chien m’accueillait à la grille : tout fou et tout content, il me portait mon sac ou me tirait par la manche jusqu’à la porte de ta maison. Il accueillait les visiteurs dans un débordement d’énergie faite muscle, avec des gémissements de joie et de puissants coups de queue. Il prenait très au sérieux son rôle d’accompagnateur.
Je rentrais dans ta cuisine, souvent déserte, les gens étaient auprès de toi. Je me déchaussais au pied de l’escalier, comme à l’entrée d’un temple et je commençais à grimper. Le couloir était long jusqu’à ta chambre. Espace de transition entre le dehors et le dedans.
Quand je faisais une pause sur le seuil de ta chambre, je savais que j’entrais dans un autre pays. Mes soucis, mes préoccupations s’étaient envolées, ou tu les balaierais bientôt.
Tu avais éliminé l’agitation de ta chambre. Il ne restait plus que la vie. La vie immobile.
J’ai eu quelques fois le privilège d’assister à ton réveil.
Tu avais dû faire une grasse matinée. Tes parents avaient dû partir travailler et m’avaient confié ta présence pour quelques heures.
Tu devais avoir une activité prévue pour le début d’après-midi et j’étais chargée de t’arracher à ton sommeil pour te lever, t’habiller, te faire déjeuner… que tu sois prête pour ton visiteur programmé.
Je résistais à l’envie de m’allonger près de toi pour rêver de concert…
Tu devais être une rêveuse hors catégorie.
Tu étais allongée sur le ventre, sous ta couette. Je faisais entrer le jour dans ta chambre en chantonnant un petit mot de bienvenue.
Tu ne pouvais t’étirer mais tu avais une petite étincelle qui s’allumait dans ton regard, ton visage se transfigurait dans un sourire ténu.
Et parfois, le son de ta voix me saluait dans un murmure très doux, bouche fermée.
Cela suffisait à me transporter sur une autre planète. Vous savez, celle qui s’appelle La Terre et qui vit en paix.
Je te prenais la main, tu exerçais une minuscule pression sur mes doigts. Et c’était le salut le plus tonitruant du monde.
Après, il fallait te bouger.
Tes parents m’avaient montré chaque geste, j’avais appris à te prévenir, à t’accompagner dans chaque mouvement pour que le vertige ne s’empare pas de toi.
De couché à assis, il y avait un monde. Un monde parfois effrayant qui te faisait lancer tes bras dans le vide, en arrière, comme les nouveau-nés dont on teste les réflexes. On les lâche traîtreusement en arrière et on en conclut au mouvement désespéré de leurs bras :
Réflexe de Moro +++.
Etrange maladie qui te prend tes muscles et laisse les réflexes les habiter !?
Je te gardais quelques instants dans les bras. Nourrisson géant assise entre mes jambes. Je profitais du câlin. Je remplissais ta chambre de mes mots. Ou j’acceptais le silence, d’où pouvais naître un dialogue murmuré : petits sons sortis de nulle part et pourtant de ton corps auquel le mien répondait en écho.
Alors ton corps pouvait se mettre en mouvement.
Toi étiquetée immobile, tu bougeais bien sûr. Peut-être pas en conscience, mais qu’importe…
Ta petite tête de pantin désarticulé se redressait doucement jusqu’à ce que ton regard grand ouvert puisse regarder en l’air… jubilation calme lue sur ton visage…
Intensité des secondes… puis un fil se coupait et ta tête retombait doucement dans sa position favorite, légèrement penchée sur le côté…
Que se passait-il pour toi dans ces instants ? Je ne sais exactement.
Mais le calme et la joie les habitaient, c’est sûr.
Ma tête de chercheur d’explications s’est beaucoup questionnée… les questions restent. Les souvenirs de ces instants magiques aussi.
En fait, c’est ton regard qui faisait bouger ta tête.
Ton regard, caché derrière tes paupières souvent mi-closes qui s’ouvrait soudain en grand et qui entraînait ta tête à se hisser sur ton long cou, hisser vers le ciel que tu buvais ainsi pendant des secondes immenses… des secondes immobiles?

Etrange petite Dame.
Mais il fallait s’arracher à cette contemplation pour nourrir le corps.
Et ce n’était pas une mince affaire.
J’avais réussi à t’arrimer à ton siège coque, j’avais calé les multiples coussins, petits et gros, pour donner à ton corps une forme rendant possible le remplissage de nourriture.
J’étais en face de toi, armée d’une cuillère en plastique semi-mou, j’avais une assiette de banane écrasée aromatisée selon le matin de miel, de purée d’amande, de crème de soja ou d’un mélange à base de sésame que te faisait ta grand-mère et qui était la tradition chez les jeunes accouchées dans ce pays d’Afrique du Nord où la moitié de tes racines plongeaient.
J’avais une mission : remplir.
Mais tu étais en face de moi.
Prête à tous les efforts, mais parfois lasse aussi.
Manger. Trois fois par jour.
Petites bouchées, la machine à mâcher se mettant lentement en marche, puis la purée avalée commençait sa descente dans ton corps pour y être transformée tant bien que mal, en énergie de vie.
Energie pour garder la chaleur, énergie pour respirer, nourrir ces muscles qui continuaient leur travail consciencieux : le coeur, les poumons, les intestins…
Combien d’heures ai-je passées ainsi, en deux ans, face à toi et armée de ma cuillère…
J’essayais de toutes mes forces de trouver un sens, de t’accompagner dans cette aventure qui te prenait tellement d’énergie : mâcher, avaler, digérer… chier.
Je te racontais le voyage des aliments, depuis le lointain pays où ils avaient poussé ou grandi jusqu’à ton assiette.
Je te racontais ce que ton corps allait en faire… comment il accomplissait sa magie quotidienne, l’alchimie qui transforme la banane en être humain…
Je m’épuisais dans cette quête, dans ce moment où ton interlocuteur devait te porter à bout de bras dans cette énergie invraisemblable qui te permette de manger, et qui te laissait épuisée, une heure après, ton assiette vide à côté de toi.
Moments surhumains.
J’aurais aimé y croire… mais il y avait ton regard qui y croyait à moitié… qui semblait dire :
« Pourquoi ? Je fais cela pour te faire plaisir, mais tu sais… »
« Laisse ton angoisse… je me nourris d’autre chose. »
Avais-tu découvert le secret du Prâna, l’énergie de vie dont parlent les yogis et qui s’inspire avec l’air que l’on respire ?
Deuxième leçon, la plus dure, celle que je n’ai pas comprise : C’est quoi se nourrir ?
Quand nous étions enfin délivrées du repas, la vraie vie pouvait commencer.
Et elle commençait par un temps de repos. Soit l’une contre l’autre, blotties sous la couette, soit toi dans ton siège et je t’appliquais des plaques chauffantes sur le ventre pour faciliter ta digestion…

Nous écoutions de la musique, je te lisais un livre… ce n’est que beaucoup plus tard, quand j’ai eu moins peur, que j’ai pu écouter le silence avec toi.
C’étaient aussi des moments où je chantais… mes chansons s’étant elles aussi épurées peu à peu jusqu’au plaisir du son… de la voyelle qui résonne, chez soi et chez l’autre.
Au début, j’arrivais avec un programme, des activités bien pensées, que je t’infligeais pour justifier ma présence!…
J’essayais de te transmettre ce que j’avais compris du yoga.
Je massais ton corps, je te guidais vers d’autres positions, plus inconfortables pour toi, plus verticales… à travers ta peur de tomber en arrière.
J’essayais de te guider vers une respiration plus ample.
Qui était le maître et qui l’élève ?
Je n’étais pas complètement dupe et toi non plus, mais tu te pliais à mes propositions avec toujours ce regard en coin qui te donnait l’air amusé de nos batailles vaines…
Parfois j’arrivais à comprendre ce que tu voulais, et c’était de la joie partagée.
Parfois j’étais trop bouchée, trop sourde pour comprendre et j’avais l’impression de m’épuiser contre les moulins à vent de Don Quichotte.
Parce que ta vie n’était pas toujours rose.
Parce que l’inconfort d’une position pouvait t’arracher des cris, comme parfois la difficulté d’un acte aussi simple que celui de faire caca.
Le corps n’est pas fait pour fonctionner immobile, beaucoup de ses fonctions sont facilitées par le mouvement.
Tes parents, tes kinésithérapeutes, te massaient chaque jour.
Tes membres avaient été raidis par la maladie. Ton cou supportait le poids de ta tête et des tensions se logeaient dans tes épaules.
C’était toute une équipe qui était autour de toi, gravitant comme autour d’un astre.
Tu étais hyper sensible au temps. La moindre humidité rougissant tes joues.
L’équilibre de la vie dans ton corps était fragile. Ta température avait du mal à se maintenir dans celles raisonnables pour le genre humain.
La médecine patentée ayant déclaré forfait, tous les rebouteux et magiciens de la planète défilaient au pied de ton lit. Chacun de nous essayant ses charmes: mains, doigts, aiguilles, plantes, voix, pensés, prières, contes, visualisations, pinceaux, claviers d’ordinateurs, machines…
Combien de régimes as-tu essayé ??? « 4000 ? 5000 ? » me dit la voix du Petit Prince sortant du jardin des roses.
Le soulagement venait pour quelques minutes, quelques heures, quelques jours… et il fallait recommencer.
Peut-être une autre de tes leçons : c’est quoi soigner ? C’est quoi guérir ?
Parfois nous nous échappions pour aller rencontrer la nature. La forêt si présente autour du village.
L’expédition commençait par un harnachement soigné (surtout l’hiver) : on te portait jusqu’à ta poussette, on te calait avec des coussins, t’enveloppait dans des couvertures, de métal, de peau, de poils… ton visage seul émergeait en hiver. L’été, tu gardais tout de même un gilet.
Et on partait, après avoir vérifié l’heure et la présence d’un biberon d’eau dans la poussette.
Trop longtemps dehors, ton corps s’épuisait, mais le plaisir de la promenade te nourrissait.
J’habitais ce village comme toi, j’aurais pu parcourir ses forêts, mais c’était ta présence qui m’y obligeait et c’était une joie d’avoir réussi à arracher à mon emploi du temps, ce temps pour la promenade que je n’arrivais pas à m’offrir seule.
Souvent je chantais, parfois je (te ?) parlais, parfois je me taisais.
On respirait l’air du dehors, le soleil, la pluie aussi parfois, le vent… les petits bruits de la forêt.
La route qui serpentait en sortant du village, déroulant son long ruban à travers les champs jusqu’à la forêt… on s’y laissait glisser en descente, je poussais derrière ta poussette à la montée…
On tentait aussi parfois des chemins… aventures incertaines où tu te retrouvais parfois bringuebalée par les cahots de ton carrosse. Mais en ces moments, jamais tu ne criais, même
secouée.

Au gré des saisons, je remplissais ta poussette des trésors du chemin :
– châtaignes, bogues, champignons…puis:
– feuillages, branchettes aux formes improbables, cailloux reconnus…puis :
– pissenlits rayonnants, fleurs des champs, escargots… puis :
– fraises des bois, cerises sauvages…
Je déposais une fleur ou une herbe odorante près de ton visage penché.
J’avais pris l’habitude de te parler sans attendre de réponse… je parlais toute seule !… Peut- être que la folie me guettait…
Le retour à la maison passait souvent par un temps de repos, allongée sur ton lit.
Le bonheur sur ton visage quand tu retrouvais cette position de repos et de confort. Même si changer le côté où tu déposais ta tête ressemblait à l’ascension de l’Himalaya.
Et puis l’aventure du repas recommençait.
Heureusement qu’il y avait des jours surprenants où la nourriture semblait couler toute seule à l’intérieur de toi, parce que sinon, j’aurais été tentée d’écrire, la torture du repas recommençait.
Parmi nos activités préférées, il y avait la lecture.
Chacun de nous, qui t’entourions, avait son livre préféré qu’il souhaitait découvrir ou partager
avec toi.
Tu étais loin d’être passive à ces moments-là. Et on sentait à ton attention et à ta concentration l’intérêt que tu portais à ce moment.
Certains livres étaient impossibles à te lire : une tension, une crispation, un cri, un basculement de tête détruisait l’échafaudage de ton corps et empêchait la suite de la lecture.
Pour d’autres, ton souffle se faisait plus posé, presque suspendu, ton regard intense débordant de tes paupières mi-closes.
Ton cerveau était sensé avoir été touché par la maladie…
Ton attention et ta présence étaient bien là.
Un cahier consignait chacune de tes journées. Le temps qu’il fait, les médicaments ingérés, le menu de la journée, les incidents rassemblés, les visiteurs et les activités proposées.
Chacun de nous était invité à y noter ses observations ou ses ressentis.
La mémoire de ta maladie y sera consignée… dans toute la subjectivité de ses observateurs.
Nous étions chacun mis face à nos limites, nos angoisses, nos peurs, notre foi.
La raison bien sûr essayait de trouver sa place, mais on ne lui faisait pas le chemin facile. Tant de choses changeaient en parallèle, les multiples paramètres tiraient chacun de leurs côtés.
Comment savoir à coût sûr ce qui se passait, qu’est-ce qui faisait quel effet ???
Comme ces aveugles qui, privés de lumière, perçoivent une profondeur au son qui nous échappe, toi immobile pendant 4 années, tu as aiguisé des sens que nous ne pouvons imaginer.
Tu étais d’une hyper sensibilité aux ambiances, à l’énergie rayonnée par chacun de ceux qui
franchissaient ta porte… et peut-être même au-delà.
Tu sentais notre peur, nos angoisses, nos questions dégouliner de nous pour parfois remplir la pièce…
Tu ne savais pas toujours quoi en faire, comment t’en protéger… et cela déclenchait tes cris… ou une éruption de boutons rouges sur tes joues.
Mais quand on avait réussi à lâcher nos peurs et nos angoisses, l’intensité de la rencontre avec
toi valait toutes les prières ou les méditations du monde.
Je me souviens d’avoir fait sortir le soleil des nuages à tes côtés… tout devenait possible, les fantasmes les plus fous, les joies les plus brûlantes…
Parfois ton cahier s’ornait d’une feuille de papier agrafée, couverte de signes imprimés… et je m’abîmais dans ce texte si étrange, si fort et si fou à la fois….
Tes mots !
Oui, tes mots !
Aussi étrange que cela puisse paraître, une des fées qui t’entouraient t’avait un jour présentée à une de ses cousines (fée elle aussi) qui était arrivée un jour avec un petit clavier d’ordinateur et avait soutenus tes doigts pour les aider à frapper ses petites touches… une à unes… jusqu’à construire ces textes que tu nous offrais.
Cette technique, CF pour Communication facilitée, avait été amenée en France par une orthophoniste qui travaillait avec des enfants autistes, et qui était allée la chercher de l’autre côté de la terre, en Australie.
Et voilà que ta parole pouvait s’incarner dans des mots.
Des mots aussi étranges que toi. Des mots à vif. Des mots parfois pleins de terreurs et de souffrances passées ou présentes. Des mots souvent rayonnants de ta foi en la vie et en l’amour. Des mots célébrants le courage de tes proches, tes parents et ta soeur… Des mots qui nous portaient, nous encourageaient… ou nous rappelaient à l’ordre. Des mots dérangeants aussi. Trop sages pour une enfant, trop mystiques pour nous autres, rationnels français fiers de notre raison.
Pourquoi fallait-il que tu parles de Sainte Thérèse de Lisieux, ou de Saint François d’Assise ?
Tu ne crois pas que ta présence était déjà suffisamment questionnante pour nous ??
Tu as dénoncé chacune de nos peurs comme manques de foi. Tu nous rappelais à l’ordre, empêchant toute mièvrerie, toute tiédeur, tout moment où on se regardait le nombril, traquant nos peurs derrière nos pauvres manigances…
Tu n’as jamais été complaisante. C’était que du vrai, que de l’intense… ou rien.
Une de tes leçons si troublantes pour moi, dont le « vrai » métier est de chercher à comprendre : Qu’est-ce que le langage ?
Et puis bien sûr aussi : Qu’est-ce que la foi ?
Tu nous as emmenés loin, bougre de coquine !
Tu habitais notre village, depuis que tes parents avaient fuit la grande ville et l’annonce de ta mort prochaine pour entourer tes jours d’amour et de tendresse.
Quatre années gagnées sur le verdict. Quatre années hors du temps. Quatre années de vie dans notre village qui ont transformées ses habitants.
Comme toujours, ce sont les enfants qui se sont approchés les premiers. Ton grand corps dégingandé arrangé dans ta poussette, qui attendait sa soeur à la sortie de l’école.
Peur de l’étrangeté, curiosité mêlée… les enfants se sont approchés… et ils ont questionnés dans les chaumières, poussant les adultes dans leurs retranchements !
« – Elle est vivante ?
– Elle va mourir?
– Elle est malade?
– C’est contagieux ?
– Moi aussi je vais mourir?
– Quand? »
Questions de toujours, plongées dans la nuit des temps… C’est quoi la maladie ?
C’est quoi la mort ?
Pour l’heure, c’était aussi le « handicap » :
« – Elle peut plus marcher ?
– Elle peut manger ?
– Elle peut parler ?
– Elle est plus grande que moi ?
– Je peux la toucher ?
– Je peux lui parler ? »
Et puis, quand ils ont été apprivoisés :
– « Je peux pousser sa poussette ? »
Et ta maison s’est remplie des enfants qui venaient jouer avec ta petite soeur et qui ont fini par accepter ta présence comme naturelle. Ta présence si intense.
Les plus coriaces ont été les adultes ! Normal !
On veut aider mais on ne sait pas comment. On a peur, peur de croiser le regard d’une enfant qui a traversé plus de souffrance qu’on serait capable de regarder, peur de déranger l’autre, peur de s’imposer…
Peur de ne pas savoir se comporter…
Peut-on rire ou plaisanter quand on vit avec le handicap ? Est-ce que nos mines gênées ou empruntées ne sont pas de gros et lourds pavés… Comment rester simple quand tout semble compliqué ?
C’est finalement eux, tes parents, qui nous ont aidés à sortir de notre position coincée. Qui ont libéré tous nos désirs de bonne volonté en créant cette association qui porte ton nom.
Merci pour nous.
Cela aurait été trop dur de fermer les yeux sur ta présence de voisine.
La solidarité est renée, ta présence a été saluée à chacune de tes apparitions de Princesse, tes fidèles se pressaient pour venir te saluer, te toucher ou t’embrasser…
Tu as été de nos fêtes mémorables. Match de foot entre le haut et le bas du village… les papas courbaturés courant après leurs souvenirs de jeunes hommes ! Et toi, sur la touche, avec les supporters : femmes et enfants du village !

Tu es entrée dans nos vies, tu as fais partie de nos vies… on s’échangeait de tes nouvelles quand tu étais restée trop longtemps cloîtrée dans ta chambre… un refroidissement peut-être ?
Certains venaient te promener, d’autres te « garder » quand tes parents devaient s’absenter.
Certains proposaient leurs services pour ta soeur, d’autres t’amenaient les trésors de leur jardin.
Beaucoup ont donné un peu de leur temps ou de leur argent pour que tes parents puissent t’offrir un peu de confort et de réconfort.
Tu nous a remis en face de cette vraie question : C’est quoi vivre ensemble ?
C’est quoi une communauté ?
Puis nous avons appris à accueillir tes parents.
Leur force nous subjuguait.
Comment peut-on vivre, tenir debout, quand on a traversé tant de souffrances.
Comment peut-on rire encore ?
Quelle force les habite donc ?
Ce peut-il que l’être humain soit aussi fort ? Capable de déplacer les montagnes ?
Pas facile après de regarder nos petits soucis, gonflés à la mesure du vide de nos vies…
Si forts et si fragiles à la fois.
Profondément blessés et regorgeant de courage.
Tes parents sont devenus nos amis. Mes amis.
Ils avaient gardé la culture de la fête et des soirées entre copains.
On a aussi partagé du léger avec eux. Pas que du lourd ou de l’intense, pas que du grave et du sérieux… Des rigolades, des blagues ! Des moments où tu étais redevenue « normale », différente mais normale. Des moments où ils oubliaient la peur, les questions, les responsabilités ? Peut-être les déposaient-ils seulement à côté de leur chaise pour un instant ?
Une vraie question aussi : C’est quoi l’amitié ?
Et puis, la fête, nous l’avons aussi faite pour toi, avec toi…
Ton anniversaire de 10 ans.
Ce jour là, tous ceux qui t’accompagnaient chaque jour se sont retrouvés au hameau de
Blancheface. Une grange conviviale transformée en lieu d’accueil, avec un magnifique jardin sauvage de campagne.
L’armée des thérapeutes qui t’entouraient se sont croisés, ont rencontré tes amis et ceux de tes parents, ceux d’avant et ceux d’après (la maladie bien sur)…
Les musiciens ont joué, les pâtissiers ont pâtissé, les enfants ont couru partout, les danseurs ont dansé… la joie nous a rassemblés… dans la légèreté.
Là, on en était sûr, c’était ça, la fête.
Puis, je me suis éloignée…
Pas beaucoup, mais énorme à la fois.
J’avais fini mon temps de retraite. Mes trois ans, trois mois et trois jours où j’avais quitté le monde de l’activité. Le monde des travailleurs.
Je n’ai pas osé accepter de m’abîmer dans la présence à tes côtés. Je me suis arrachée de toi.
Ce fût douloureux.
Je n’ai jamais été convaincue que le reste du monde était si important que cela.
Je le faisais sans y croire et c’était encore plus douloureux.
Pourquoi ?
La question est encore brûlante pour moi.
La peur sans doute… la peur toujours. Peur de ne pas être quelqu’un si je ne sortais pas du village ? Si je ne reprenais pas mes activités rémunérées de chercheur… chercheur de quoi ,
Chercheur de vie ? S’arracher à la vie pour aller chercher la vie ailleurs ?
J’ai attendu ton appel à l’ordre… mais tu m’as laissée partir.
J’ai espéré que ta volonté aiderait la mienne.
Trop facile sans doute.
Tu m’as laissé affronter cette question seule : C’est quoi travailler ?
C’est quoi trouver la juste position entre l’extérieur et l’intérieur, l’activité et la contemplation, l’action dans le monde et la présence auprès des siens ?
Peut-être qu’avivés par mes questions, les moments que nous avons encore passés ensemble ont été encore plus intense. Encore plus près du lâcher de l’inutile pour se rapprocher du vrai.
Cet hiver-là, ton corps a expérimenté 35°.
Plus question d’activités, nous étions condamnés au corps à corps sous la couette.
Et nous avons savouré cette étape, libérées de tout ce « faire » avec lequel on remplit des journées, des mois, des années…
Nos journées sous la couette ont été délicieuses.
Câlines, chantées, murmurées, rêvées… priées ?
Une de nos plus belles inventions : la danse microscopique… où seule la pulsation minuscule
vient habiter la musique.
Pour mon anniversaire, tu m’avais proposé un jeu : que chaque jour, je m’habille le cœur avec une fleur… Tu essayerais de deviner laquelle elle serait, moi, j’aurais à deviner si tu avais trouvé ou non !!!…
Nous avons descendu les abîmes de la subtilité ! du fantasme ?
« Qui peut départager le fantasme de la réalité ?
L’important est de mettre en lumière ce qui nous mange le coeur et le goût de vivre. »
Ça, ce sont tes mots.
Les vacances d’été sont arrivées. Je me préparais à la séparation.
J’avais d’autres projets pour la rentrée. Une autre amie prendrait ma place auprès de toi, pour aider tes parents.
Auxiliaire de vie… drôle de nom pour un métier.
Je n’ai pas osé l’accepter. Peut-être était-il trop proche de celui de ma mère ?
Auxiliaire puéricultrice ?
Je m’étais encombrée de trop de diplômes pour accepter le rôle d’Auxiliaire à la vie ?
Je t’ai revue une ou deux fois pendant l’été. Tu habitais mes pensées, comme toujours, mais ta présence physique me manquait déjà.
Mon emploi du temps avait été très (trop) chargé. Ces vacances me faisaient mal.
Tu devais déménager à la rentrée. Une nouvelle maison. Dans le village, mais libérée des souvenirs de souffrance de celle où tu étais arrivée il y a quatre ans.
Plein de nouveaux projets de vie : pour toi, pour tes parents. Une équipe de thérapeutes renouvelée.
J’ai commencé l’année par un stage de formation intensive sur Paris. Chevillée au corps, la question lancinante : « Pourquoi tu fais cela ? L’essentiel n’est-il pas ailleurs ? »
Ces trajets journaliers me bousculaient, bousculaient ma famille, mes questions aussi sans doute.
Je revenais justement dans ce quartier que j’avais quitté pour la campagne…
« Dis, tu avances ou tu recules là ? C’est quoi la direction que tu as choisie ?? »
Trois semaines intenses, passionnantes et questionnantes…

Et puis ce soir là.
Je rentrais d’une journée Parisienne. Ma fille m’accueille en disant : « ce matin, Zoe nous a dit que sa sœur avait failli mourir : »
Le temps s’arrête une seconde. Le temps de la question silencieuse.
?
Je vais les appeler… ou passer les voir.
Mais pas maintenant.
Et puis si tous les parents des enfants les appellent ce soir et que c’est juste Zoe qui a mal compris, ou inventé ????
Lendemain matin. Téléphone.
Diane, ta mère, en larmes :
« C’est arrivé.
Juliette est morte. »
On s’était habitués au miracle de te voir en vie. On avait fini par trouver cela normal. Vivre avec un corps de 14kg, sans muscles, sans myéline… cette gaine blanche qui entoure les nerfs et les axones des neurones…
Je t’avais crue immortelle la belle !
Tu avais traversé tant de continents, tant d’émotions, tant de frontières de la vie vers l’immobilité intense.
Tu avais quitté la vie du corps.
L’année précédente, tu avais écrit : « hésitation entre retour à la vie et joie du départ »
Tu avais fini d’hésiter.
Etrange mélange que la joie et la tristesse profonde.
Mais tu ne nous as pas laissés nous reposer. Pas encore. Les questions ont tout de suite continué : C’est quoi la mort ? C’est quoi le deuil ? C’est quoi, enterrer quelqu’un qu’on aime ?
Et tu as été magistrale dans ces leçons, là encore.
Je voulais aller saluer ton corps, mes enfants aussi… Que faut-il faire ?
Réinventer des gestes qui n’existent plus ?
Je voulais aller entourer tes parents de mon amour.
Le village entier a été secoué… à la mesure de ta présence parmi nous.
La vie du dehors, celle du faire qui remplit les journées s’est arrêtée pour de bon. Tu avais gagné.
Nous avons arrêté notre agitation pour se retrouver, pour parler ensemble, de toi, de la vie, de la mort…
Prendre le temps de se promener en forêt entre femmes du village.
Aller cueillir ensemble des brassées de fleurs des champs.
Accueillir les pleurs des autres, laisser sortir les siens…
Parler, parler la douleur.
Ecouter les questions des enfants.
Se retrouver. Etre ensemble.
Faut-il une secousse aussi forte pour retrouver l’intensité avec ceux qui habitent autour de nous ?
Les maîtresses ont fait écrire et dessiner les enfants.
Les familles du village sont venues apporter des bougies. Les enfants ont chanté, les adultes ont pleuré.
Les enfants ont questionné, questionné…
C’est quoi la mort ?
Et puis trois jours sont passés… mais ton corps était encore là au matin du troisième jour.
Et on est allés l’enterrer.
La cérémonie a été douce, légère.
Les enfants étaient là. Le prêtre les a laissé toucher, essayer, questionner, regarder.
Toujours ce mélange de joie et de tristesse.
Ils étaient là, tous autour du trou, penchés vers cette boîte recouverte de dessins de mots et de
fleurs, ton cercueil.
Ils ont chanté l’histoire du bonhomme bleu, bleu marine qui te ressemble tant.
Ils ont écouté ta mère lire les mots du Petit Prince :
« J’aurais l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai (…)
C’est pas triste les vieilles écorces ! »
« Marie qui chante »… a chanté.
On a refermé le trou et on l’a couvert de fleurs.
Et voilà…
C’est tout.
Bien sûr que ce n’est pas tout. Mais c’est autre chose qui commence.
La vie sans toi.
Avec juste ta présence rêvée, imaginée… fantasmée ?
Mais tes mots restent : « qui peut départager le fantasme de la réalité ? »
Je suis retournée au cimetière…
Je me suis surprise à te parler comme avant !
Décidément, j’avais pris l’habitude de parler toute seule en ta présence.
Comme le Petit Prince, tu m’as joué un bien vilain tour !
Ces mots qui tournent dans ma tête, j’ai voulu les déposer.
Tu m’as marquée pour la vie, la belle.
Je ne suis pas prête de t’oublier.
Toutes ces questions que tu nous as offertes…
Tous ces moments passés auprès de toi
Merci.

Anne Faure, musicienne et bénévole